La Réunion est une île de l’ouest de l’Océan Indien, à presque dix mille kilomètres de la Métropole, colonisée par la France au 18e siècle. Elle a connu différents noms : Île Bourbon, Île de la Réunion, Île Bonaparte, puis de nouveau Île de la Réunion. La population de l’île s’est « constituée sur une période de trois cents ans à partir de groupes ethniques d’origines très variées. Venus de France, mais aussi de Madagascar, d’Afrique, des Indes, de Chine, des Comores, avec leurs cultures, leurs croyances, leurs langues, ces citoyens français forment une véritable “mosaïque”. Ainsi, la population réunionnaise issue de la migration a été contrainte à une adaptation pour intégrer et s’intégrer, elle a ainsi vécu des multiples deuils et renoncements. À cela, s’ajoutent les problématiques de la colonisation et de l’esclavage jusqu’en 1848. Chaque famille réunionnaise a donc une histoire complexe et a été ébranlée dans son historicité.
Entre 1962 et 1984, sur l’île de La Réunion, plus de deux-mille enfants et adolescents ont été enlevés à leur famille par l’administration pour être envoyés dans des départements ruraux de métropole sans billet de retour.
Les faits concernent 2015 mineurs, enfants ou adolescents qui ont été dispersés dans 83 départements, le plus souvent des départements ruraux en en proie au déclin démographique comme la Creuse, qui a accueilli à elle seule 10% des mineurs transplantés.
Dans un premier temps, ils ont été placés dans des foyers de l’Aide Sociale à l’Enfance comme celui de Guéret, puis confiés à des familles d’accueil, souvent dans des fermes.
Certains étaient orphelins, mais beaucoup furent enlevés à l’autorité de leurs parents, toujours dans des familles pauvres de l’ile de la Réunion.
A la demande du BUMIDOM (Bureau pour la Migration dans les Départements d’Outre-Mer), et dans le cadre d’une politique plus large de migration impulsée par l’ancien Premier Ministre et député de l’Île Michel Debré, les fonctionnaires de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) de la Réunion ont progressivement été chargés de repérer les mineurs pris en charge par l’Etat susceptibles d’être envoyés en métropole.
Certains ont été bien accueillis. D’autres ont été exploités, maltraités, humiliés, coupés de leur fratrie et ballottés de foyers en familles d’accueil peu scrupuleuses qui ont profité de leur désarroi.
Tous ont été coupés de tout lien avec leurs racines et leur famille restée à la Réunion. Certains ont dû changer de nom, d’autres ont cru que leurs parents étaient morts. Quelques-uns n’ont pas supporté cet exil et se sont suicidés.
Beaucoup souffrent encore des séquelles psychologiques de cette enfance brisée. En échange, promesse était souvent faite aux parents de faire suivre des études à leurs enfants et de les faire revenir régulièrement pour les vacances.
Aucun des 2 015 enfants ou adolescents éloignés de leur île, de leur famille, n’a échappé aux conséquences plus ou moins importantes, plus ou moins graves de cette expérience. Tous ont été profondément marqués par cet exil forcé, par cette séparation d’avec leurs proches, par cette absence de racines, par cette négation de leur identité et par cette accumulation de mensonges.
En quoi cet exil est-il traumatique ? Et quels en sont les effets ?
Les traumatismes ont été induits par une politique spécifique, qui a eu pour but de séparer les enfants des parents, de les conduire en Métropole pour y faire souche. Ces traumatismes correspondent aux effets des ruptures des liens de filiation, d’affiliation, et des ruptures avec leurs repères géographiques. L’enfant n’est plus enfant de ses parents, mais il devient d’abord enfant de l’institution en tant que « pupille d’État », puis enfant de parents métropolitains adoptants. Il change parfois de prénom et de nom lors de l’adoption.
Quand ils arrivent en Métropole, les représentants des institutions françaises leur disent qu’ils sont orphelins ou qu’ils ont été abandonnés. La séparation pour l’enfant est source d’angoisse de perte et d’abandon. Les seules paroles qui accompagnent ces séparations sont mensongères, vont durer dans le temps et sont encore actives aujourd’hui. Ainsi, les risques de dépression, de dépersonnalisation, de troubles de l’attachement sont grands.
Soulignons le fait que l’adoption a souvent lieu à la suite de plusieurs autres séparations. Après la séparation de sa famille biologique, l’enfant est placé en foyer ou pouponnière à La Réunion. Puis arrivé en Métropole, il est souvent orienté vers un foyer ou une famille d’accueil où il peut rester quelques semaines, mois, voire plusieurs années, avant d’être adopté.
Les difficultés relationnelles intergénérationnelles sont donc massives
Quand il y a retrouvailles avec les parents biologiques, celles-ci s’avèrent particulièrement difficiles, voire douloureuses parfois. Après quarante ans de silence, d’absence, de mensonges, les retrouvailles sont extrêmement difficiles, voire parfois impossibles avec des non-dits persistants. Du côté des enfants devenus adultes : comment retrouver ses parents ou d’autres membres de sa famille, alors que pendant tant d’années ils se pensaient orphelins ? Avec pour certains, la croyance qu’ils avaient été abandonnés par leurs parents.
Pour les parents, ces retrouvailles conduisent à une réactivation des douleurs du passé. Les parents, s’ils sont toujours vivants, ont vieilli, ils ont aménagé leur vie dans l’absence. Le travail de deuil du vol de leur « maternalité » et de leur parentalité se retrouve alors ébranlé, voire effondré. Les plaies du passé se rouvrent à nouveau. Ce retour des enfants perdus et souvent oubliés est donc douloureux à accepter. Ces enfants de retour sont devenus des étrangers aux yeux de leur famille biologique et sont parfois perçus comme des revenants. Il s’agit d’un véritable ébranlement familial de part et d’autre, d’autant que ces retrouvailles n’ont pas été préparées. Et si certains ex-enfants réunionnais ont fait la démarche du retour sur l’Île, souvent avec beaucoup d’appréhension, les parents à La Réunion n’étaient pas dans une même synchronicité. Pour certains, la surprise du retour fait alors effraction.
Les troubles psychiques sont importants
Ils partagent tous un profond vécu abandonnique. La symptomatologie recouvre un spectre large : instabilité affective et/ou professionnelle, labilité émotionnelle, cauchemars, peur du noir, peur de l’enfermement, hyperactivité, troubles addictifs, tentatives de suicide répétées qui, pour plusieurs d’entre elles, ont débuté à l’adolescence et sont souvent suivies de séjours en psychiatrie, avec une impression de ne jamais être à sa place, des angoisses, de l’anxiété, n’être bien nulle part, dépression, des troubles somatiques tels que la rectocolite-hémorragique, psoriasis.
Depuis quelques années, chaque retour en Métropole d’un séjour passé sur l’Île de La Réunion, chaque retour d’une assemblée générale des ex-mineurs réunionnais génère pour beaucoup d’entre eux un état de grande vulnérabilité : dépression, tentatives de suicide, errance. Ainsi des fragilités importantes adviennent à chaque rupture, nécessitant un réaménagement psychique : adolescence, maternité, séparation avec le conjoint, adolescence de son enfant,… retrouvailles avec La Réunion, retour en Métropole,… Ces événements subis depuis le départ de La Réunion, jusqu’à aujourd’hui fabriquent des « traumatismes cumulatifs ».
Cet abus de filiation subi résonne avec celui vécu par les ascendants. En effet, les enfants réunionnais ont comme vécu un après-coup de l’histoire de leurs ascendants colonisés, esclaves sur une durée de deux-cents ans : ceux-là mêmes étaient assujettis à leurs maîtres, avaient l’obligation de porter le nom de leurs propriétaires et devaient pratiquer le catholicisme, seule religion autorisée (articles du Code noir). Les enfants réunionnais transférés en Métropole désaffiliés, « adoptés », ont également dû porter le nom de leurs « nouveaux parents » métropolitains, être baptisés et suivre le catéchisme dans un contexte spécifique. Beaucoup ont été exposés à des violences. Il s’agit donc d’une « double peine » et ils sont victimes d’un « double déni » : leur héritage familial est constitué d’humiliations déniées par le politique, humiliations qu’ils ont à nouveau vécues dans la réalité, et déniées jusqu’à aujourd’hui encore.
Il est fondamental que l’état Français reconnaisse que 2 015 enfants ont été transférés en Métropole prioritairement dans une intentionnalité politique plutôt que pour répondre à l’intérêt des enfants. Il s’agira ainsi, au niveau collectif et individuel, de réparer narcissiquement et juridiquement les atteintes portées à l’identité et la filiation. Reconnaître les troubles psychiques sans considérer le contexte ne ferait que renforcer les symptômes et leur transmission à la descendance.